Injustice (et comment s'en sortir)

L’injustice est le point commun qui unit toutes les personnes que j’ai eu l’occasion d’accompagner dans le cadre de la pair-aidance. Qu’elle découle de la maladie, de la perte d’un proche, d’un accident, d’une agression ou de harcèlement, qu’elle soit aggravée par un système de soin traumatisant ou une aide sociale à l’enfance maltraitante, cette injustice demeure incorporelle. Elle s’apparente à un gouffre insondable, sans fond sur lequel prendre appui pour remonter.

Chez les personnes que je rencontre, ces injustices sont particulièrement nombreuses et répétées sur une période longue. Lorsque l’esprit bascule dans la souffrance psychique – même si la source du mal est identifiée, même si les autres nous assurent que nous ne méritions pas de tels événements – nous n’arrivons jamais à nous débarrasser de la conviction de notre propre responsabilité.

Même si ces personnes possèdent des forces intérieures remarquables et à la hauteur des défis qui les assaillaient, leurs ressources restent prisonnières d’un passé insoutenable, engluées dans des combats devenus inutiles. Elles mènent une existence écrasée sous le poids d’émotions qu’elles ne parviennent pas à maîtriser. Bien souvent, elles sont en errance dans un système médico-social qui les catégorise en fonction des symptômes générés par ces émotions, et qui oublie d’explorer le moteur interne qui les provoque. Le système s’épuise à soulager les effets secondaires que sont la dépression, l’anxiété, addictions ou les psychoses, sans s’attaquer à la racine du mal.

L’injustice tend à piéger ceux qui la subissent. Philippe Jeammet propose deux chemins possibles : la créativité, qui est synonyme de vie, fondée sur le lien à l’autre, la construction et l’amour, mais qui s’accompagne d’une part d’incertitude, car elle ne dépend pas entièrement de nous. Après une vie marquée par l’injustice, il est compréhensible de ne pas pouvoir lâcher prise et s’engager dans une voie aussi risquée et imprévisible.

La seconde voie, plus accessible et sécurisante à court terme, est celle de la destructivité. Tout nous appelle vers elle, car elle ne dépend que de nous et nous sommes certains d’être récompensés de nos efforts. C’est le chemin du repli sur soi, de la violence, de la destruction de notre corps et de ce qui reste de l’estime de soi – par le biais des scarifications, des comportements à risque, des addictions, de la soumission à d’autres ou de l’isolement social. Au bout de ce chemin, après une vie qu’on a l’impression de n’avoir jamais contrôlée, se trouve parfois l’acte ultime de liberté : une issue tragique où, enfin, l’on redevient acteur de sa propre vie.

Vouloir réparer l’injustice est une illusion, qui repose sur l’idée qu’une part de nous aurait été volée – un "moi" qui aurait dû exister, mais qui n’existe pas. Qui n’existera pas. Qui n’a jamais vu le jour à cause des événements de la vie. Dans la mauvaise psychanalyse et l’approche superficielle de la résilience, on nous pousse à combattre, à évacuer voire à exorciser pour retrouver ce "vrai soi", à l’image de l’athlète blessé qui devient champion paralympique. L’injustice vengée. Mais cette vision est trompeuse : ce qui n’a jamais existé ne peut être restauré. Une vengeance, un procès, un médicament ne peuvent rien changer à ce qui n’existe plus.

Pour faire un parallèle, l’idée que notre patrimoine génétique fixe notre destin à la naissance qui a aujourd’hui laissé place à une compréhension plus complexe et nuancée : notre potentiel génétique s’exprime différemment tout au long de notre vie en fonction de l’environnement rencontré. Ce changement de perspective nous offre la possibilité de transformer notre rapport à l’injustice. Les événements passés ne nous ont pas privés d’une réalité préexistante, mais ont ouvert autant de possibilités qu’ils en ont fermées.  « On ne survit pas en entier » a écrit Adèle Haenel en faisant référence aux agressions sexuelles qu’elle a endurées pendant plusieurs années. Beaucoup de possibilités se sont effondrées dans la souffrance et c’est injuste. 

Mais beaucoup de nouvelles possibilités sont apparues ! même si on ne les avait ni attendues ni choisies. Même si on n’était pas consentant à ce changement. Cette vision nous rend indestructibles puisqu’il ne s’agit plus de devenir « la meilleure version de soi », mais « une meilleure version de soi », enrichie par nos expériences, aussi douloureuses soient-elles. Nos malheurs cessent d’être de simples injustices pour devenir des blessures. Et ces blessures, bien que profondes, sont éligibles à la guérison. 

C’est dans cet état d’esprit que le système de santé et le médico-social peuvent jouer un rôle fondamental, en offrant des outils adaptés, des thérapies efficaces et des relations humaines riches pour alléger les souffrances, guérir les blessures et soutenir le rétablissement.

On penserait facilement qu’il y a quelque chose d’égocentré dans cette recherche d’un soi satisfaisant. Pourtant, si la souffrance psychique a toujours pour conséquence le repli sur soi, presque toutes les personnes que j’ai accompagnées étaient consciemment ou non en manque « d’être utiles aux autres ». 

Bien sûr, la dynamique du « redevenir utile » est aussi complexe que la spirale négative qui a détruit la perception de soi et la possibilité de relation aux autres. Mais sur ce terrain que les pair-aidants peuvent se révéler particulièrement pertinents. Passer de la destructivité à la créativité est un mouvement parfois difficile à amorcer. Décider si les efforts à fournir pour vivre à nouveau ne sont pas plus douloureux que la situation actuelle est un enjeu personnel central dans le parcours de rétablissement. Les pair-aidants, à conditions qu’ils soient formés à être des donneurs d’espoir et non pas des donneurs de conseils, peuvent être des « passeurs » très précieux. Les injonctions de la société, de la culture, de la famille sont des courants puissants qu’il est difficile de traverser seul sans dévier d’une route qui respecte ses propres valeurs et désirs.

Beaucoup n’ont jamais perdu cette orientation d’être utile aux autres. Pourtant, leurs incroyables capacités de survie, pilotées par un mode automatique, sont comme des réacteurs incapables d’extraire une fusée de la gravité de la planète, grosse boule d’injustice. La vie est coincée dans un no man’s land entre destructivité et créativité. Mais le corps n’aime pas le statu quo, il n’a pas des capacités infinies, il sait se manifester doucement – fatigue, dépression, baisse des capacités de concentration ou de mémoire – ou violement : douleurs, cauchemars, colère.

J’ai eu la chance de voir plusieurs personnes amorcer le mouvement de changement de perspective. En ayant la vision de ce qu’elle pourrait apporter aux autres en mettant leurs ressources et leur expérience de l’injustice au service des autres, elles se sont pleinement tournée vers la créativité. Observer et peut-être contribuer à ce déclic est une source d’inspiration merveilleuse pour un accompagnant.

Il y a dans la pair-aidance, le combat pour la cause, un risque de collusion avec sa maladie, avec son histoire. L’écriture d’un récit permet d’ancrer son histoire, d’y accéder sur commande, sans avoir besoin de la porter en permanence, et sans risquer qu’elle ne soit déformée. C’est l’intérêt du récit de soi, de la narration. Rendre le passé plus concret et plus robuste, jusqu’à obtenir des fondations suffisamment solides pour construire l’avenir. On n’écrit pas pour se venger, on écrit pour ancrer.

Les personnes que j’accompagne ont souvent un accès limité à leur vérité. Dans leur récit les injustices débutent en général avec l’apparition des symptômes psychiatriques et dans leur histoire personnelle elles sont souvent responsables sans savoir qu’elles sont victimes. Rien dans l’institution ne les a aidés à relire l’histoire différemment. Tout est analysé avant d’être écouté.

Il faut ancrer cette vérité avant qu’elle ne se dissolve dans la solitude, dans les innombrables partages partiels avec des professionnels, dans le doute, dans la malveillance extérieure.

Bien sûr, je me réjouis de la force des membres de notre communauté. Notre histoire nous a programmés pour la survie, rien ne peut nous arrêter. Mais il ne faut pas être dupe de la souffrance qui se dissimule dans les zones d’ombres. Survivre malgré l’injustice n’est pas la résilience. La résilience, c’est reprendre une croissance dans la créativité malgré l’adversité passée. Pour le pire et surtout pour le meilleur, le travail de reformatage des pensées limitantes est sans fin et permet de franchir régulièrement des nouveaux paliers et de rester émerveillé. Eva Mazur qualifie nos traumatismes « d’opportunités personnelles de croissance ». 

Trouver l’équilibre entre une vie résolument tournée vers l’avenir et le lien constructif aux autres, et la nécessité de s’occuper avec un amour généreux de tout ce qui est mort en nous et de toutes nos cicatrices, voilà le défi incroyablement digne qui nous attend.